Recueil de souvenirs Text Audio /16 ⍟
Nom
Je suis Valdo Caeserius, chef Archonte de l'académie d'Oriath à Théopolis, serviteur du Haut templier Vénarius.

J'entreprends l'écriture de ces lignes afin de garder une trace des événements qui ont transpiré en ces lieux, mais aussi dans l'espoir que de consigner ces horreurs sur papier m'aidera à apporter du sens à la situation actuelle. Il y a quelque temps de cela, on m'a chargé de réparer un étrange dispositif que l'on venait de me confier, une machine dorée, défectueuse, retrouvée parmi les ruines de Wraeclast. Convaincu qu'elle recelait quelque sombre secret infernal, le Haut templier m'a demandé de la remettre en état de marche et de transformer en arme tout pouvoir que ce soit qu'elle pouvait contenir.

Même si cela me sembla anodin à l'époque, il vaut la peine de préciser que, pendant les premières semaines où je travaillais sur le dispositif, ma fille, une jeune enfant de cinq ans d'ordinaire tranquille souffrait de cauchemars et d'accès de colère, sans commune mesure avec tout ce que j'avais pu connaître jusqu'alors. J'ai simplement cru que sa mère lui manquait et qu'elle traversait une période de deuil particulièrement difficile. Avec du recul, je ne peux m'empêcher de me demander si ce comportement n'était pas un signe annonciateur de ce qui allait s'ensuivre.

J'avais envisagé de refuser d'obéir à Vénarius, mais pas vraiment de manière sérieuse. Même si ma propre opinion politique m'appartient, j'ai souvent eu du mal à me plier aux instructions ou à la façon de régner de ce dernier — toujours empreints d'une telle malveillance, d'une telle avidité. En définitive et à regret, je me suis vu obligé d'obtempérer, car je connais plusieurs familles qui ont refusé de se soumettre à la volonté du Haut templier par le passé. Toutes ont disparu.
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Le dispositif gisait en morceaux sur ma table de travail. J'ai honte d'admettre qu'à aucun moment je ne me suis enquis de l'origine de sa technologie. Je me suis plutôt concentré sur toutes ses petites pièces, ignorant la somme de ses parties. Pendant des jours j'ai réfléchi sur la manière dont elle avait été conçue, jusqu'à ce qu'un sentiment affreux s'insinue en moi pour me submerger.

J'étais incapable de reconstruire cette relique — quelle qu'elle fût. Même si elle paraissait fonctionner en partie, quelque chose… d'important semblait manquer. Pire encore, ont aurait dit que la pièce nécessaire à son bon fonctionnement… comment dire… n'existait pas. Du moins, pas dans notre réalité. Cet élément qui devait la faire marcher, celui qui demeurait mystérieusement absent, je ne pouvais que le concevoir dans les méandres bancals de mon imagination.

Mes pensées ressemblaient au rêve s'estompant aux premiers instants du réveil. J'ai travaillé sans relâche pour trouver des réponses, me poussant jusqu'à l'exténuation comme jamais je ne l'avais fait auparavant, jusqu'au moment où, enfin, au pied de ce dispositif cruel, je plongeai dans un sommeil des plus profond.
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Je me réveillai dans le plus magnifique des endroits. Le ciel était bleu, faisant contraste avec la grisaille d'Oriath. Les oiseaux chantaient gaiement en battant l'air de leurs ailes. Un vent chaud me caressait le visage et des herbes hautes me chatouillaient malicieusement la peau. Je n'avais aucun moyen de savoir où j'étais, même si je soupçonnais que cet endroit était d'une manière ou d'une autre lié au mécanisme infernal qui sommeillait sur la table de mon atelier.

Tandis que je parcourais cette nouvelle contrée étrange, j'eus le sentiment grandissant que je n'étais pas seul. Explorant le champ d'herbes hautes, j'allai chercher la quiétude dans les broussailles. C'est à ce moment que je croisai un autre visiteur. C'était une Ombre — une volute de fumée tangible, à peine audible ou perceptible à travers la végétation. Elle se dressa et s'adressa à moi non pas par le langage, mais par des pensées et des images, des couleurs et des émotions qui jaillirent dans mon esprit comme l'eau se faufilant dans des fissures pour s'insinuer dans la terre.

L'Ombre me souhaita la bienvenue en son pays et me demanda comment j'étais arrivé. Impatient d'obtenir moi-même des réponses, je lui donnai avec enthousiasme des informations sur Oriath, sur ma fille et, bien entendu, sur l'étrange et mystérieuse machine que je soupçonnais de m'avoir conduit en ces lieux.
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L'Ombre hocha la tête, pensive. Elle connaissait ce dispositif. Elle m'apprit qu'il servait de porte reliant mon monde à celui des rêves ; or, la machine avait été perdue. Brisée, fracassée par des scélérats et des voleurs. L'Ombre déborda de joie en apprenant qu'elle avait été retrouvée et m'offrit son aide pour reconstruire la pièce manquante.

Cela semblait trop beau pour être vrai. Nous allions ouvrir la porte entre les mondes et, ensuite, tout le bien inhérent à ces lieux allait se répandre sur Oriath pour nous conduire à une nouvelle ère de prospérité. J'acceptai de tout cœur — car je craignais, et je crains toujours, ce qui adviendrait de ma fille sous le règne du Haut templier Vénarius. Tout ce que l'Ombre me demanda en retour fut de lui rendre la faveur au moment opportun.

Et alors que je me couchais dans l'herbe fraîche pour me baigner des rayons apaisants du soleil, je sentis le sommeil s'emparer de mon corps une fois de plus — seulement, cette fois, au moment où je fermais les yeux en cet endroit, je les ouvrais dans la froide et vide pénombre de mon étude…
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Des semaines passèrent. Le soleil se coucha et la lune se leva à de nombreuses reprises. Et chaque nuit, je me trouvai endormi au pied de l'étrange dispositif, mais éveillé dans la réalité d'un monde à l'intérieur du mien. Je basculais dans les contrées du rêve.

Pendant mon sommeil, je me faisais l'apprenti de l'Ombre, la laissant m'enseigner les us de ce lieu étrange. J'appris comment façonner et construire des choses issues de mon imagination, les faisant apparaître dans l'air comme par thaumaturgie, grande et merveilleuse. C'est grâce à cette gymnastique de l'esprit et à travers ses instructions que je commençai à reconstruire la composante manquante du dispositif. Et, le plus excitant de tout, c'est ainsi que j'appris à transporter ces trésors fantasmagoriques dans le monde des hommes.

Quand le Haut templier Vénarius passait me voir pendant mes périodes d'éveil à Oriath, je lui mentais et inventais des excuses. Orgueilleusement, je ne voulais pas qu'il soit au courant du pouvoir que j'avais découvert. Je voulais que ce pays des rêves soit mon secret, qu'il m'appartienne à moi, et moi seulement. Même ma fille ne devait apprendre la vérité…
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Le jour arriva où l'élément manquant du grand dispositif fut enfin façonné. C'était une pièce bizarre destinée à retenir les images mystiques de cartes anciennes. C'est ce jour-là que l'Ombre me demanda de lui rendre sa faveur.

Il me fut subitement montré des visions du passé, de ce qui fut autrefois le règne glorieux de l'Ombre lorsqu'elle était le Roi des contrées du rêve. J'ai vu son noble et bienveillant royaume, ainsi que l'obscurité qui s'est abattue sur son domaine. Une secte d'hommes et de femmes rongés par la haine, les Veilleurs du Déclin, s'est levée pour anéantir l'Ombre. Dans leur soif de conquête de ces lieux, ces terroristes ont créé une puissante lame conçue pour arracher de son corps l'esprit du Roi et le condamner à errer sur son ancien royaume, tandis que son enveloppe charnelle demeurerait emprisonnée dans la pierre.

J'étais atterré ! Comment quelqu'un pouvait-il faire une chose aussi cruelle à une créature si humble ? Et où étaient maintenant ces scélérats ? Étaient-ce les mêmes qui s'étaient emparés du dispositif ? Étaient-ce ceux qui avaient rompu le lien qui unissait les mondes et anéanti sa fonction ?

L'Ombre m'amena au cœur d'une sombre forêt et, dans les profondeurs d'une grotte oubliée, me montra une statue sculptée dans le marbre noir, transpercée par ce que je présumai être la même épée que celle aperçue dans mes visions. Une effigie effrayante, absolument terrifiante à contempler. La créature qu'elle représentait… Une chose violente et abjecte, debout sur un autel fait de bois ancien et d'os. Je sentis un frisson me parcourir l'échine à ce moment, car l'Ombre se rapprocha derrière moi…
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« Retirez la lame de ma poitrine, » m'imposa l'Ombre en images et en pensées. « Retirez cette épée. Libérez-moi. » Mais tandis que je me voyais tendre la main pour faire ce qu'on me demandait, un profond sentiment d'horreur m'envahit et, pour la première fois, je sentis le doute s'insinuer en moi. Je me demandai si cette créature était vraiment ce qu'elle m'avait affirmé. Je me résolus alors à retenir mon geste, afin de poser plus de questions et d'en apprendre davantage sur l'Ombre. Ainsi, dans l'appréhension, je refusai d'obtempérer.

Au seul soupçon de rébellion de ma part, elle entra dans un tel accès de rage ! Elle s'est enflammée, rouge de colère et de furie ! Et bien qu'elle ne pouvait parler, ses intentions étaient on ne peut plus claires. Je sentis mon esprit se déchirer tandis que des images de meurtre et de mutilation s'imposaient en moi. Des images dans lesquelles je faisais les pires choses à ceux qui me sont chers… à ma fille.

Pris de panique, je m'enfuis de la grotte et m'engouffrai dans la forêt, me maudissant d'avoir aveuglément fait confiance à une si étrange créature. En désespoir de cause, je trouvai un terrier abandonné dans lequel j'allai me cacher. L'Ombre passa à proximité, toujours ardente de colère, me cherchant frénétiquement. Ce fut dans ce trou sombre et humide que je tremblai de révulsion et de terreur, pleurant en silence jusqu'à ce qu'enfin je plonge dans un sommeil qui me ramena dans mon laboratoire.

Une fois de retour, je me précipitai dans les rues jusqu'à chez moi au beau milieu de la nuit. Je me jetai dans la chambre de ma fille, la réveillai et la serrai dans mes bras en pleurant et en tremblant. Lui promettant que jamais plus, jamais plus je ne l'abandonnerais.
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Des mois se sont écoulés depuis mon horrible descente dans ce terrier, depuis que l'Ombre m'a révélé sa véritable nature. Chaque jour, les gluants filaments empoisonnés de la peur se resserrent davantage sur ma chair. Chaque matin, je m'enferme dans mon étude, plongeant dans les tomes les plus sombres que l'on puisse trouver à la recherche de quelque infernal savoir occulte qui pourrait nous sauver de la chose que j'avais fuie.

J'avais presque abandonné tout espoir, moi qui, en réalité, en savais si peu sur l'Ombre et ses « contrées du rêve ». C'est-à-dire, jusqu'à ce matin, lorsqu'un colis m'est arrivé d'Éramir, un érudit que j'admire grandement. Et il s'avère qu'en feuilletant les nombreux fragments de parchemins et de livre qu'il m'a envoyé, j'ai enfin pu glaner quelques informations qui pouvaient m'être utiles.

Ces Veilleurs du Déclin ont bel et bien existé dans un passé lointain de notre monde, et maintenant, je détiens une partie de leur travail ! La vérité qui entoure leur histoire est d'une telle… ineffabilité que j'hésite même à la consigner, à écrire ces mots dans mon propre journal. Mais je suis un Archonte, et les Archontes consignent tout…
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Ils l'appelaient l'Ancien. Une créature de folie malveillante, née de ce néant qui existait avant l'existence du temps lui-même. Autrefois une manifestation purement abstraite, l'Ancien avait fini par prendre corps et à pénétrer dans notre monde, où il se confectionna une sphère de chaos et de mondes secrets qu'il allait utiliser en tant qu'un genre de… terrain de chasse. Cette « sphère » représente sans aucun doute les contrées du rêve que j'ai découvert.

C'est la faim qui poussa l'Ancien à venir ici. Ayant une préférence pour la chair de jeunes victimes, il devint le croque-mitaine, emportant nos enfants aux tréfonds de la nuit, les envoyant de force dans son royaume d'ombres pour se repaître de leurs cauchemars sans être dérangé, car c'était l'imagination qui le rassasiait réellement.

Avec une telle subsistance à sa portée, l'Ancien daigna cultiver quelque chose. Afin de… nourrir et donner naissance à son véritable dessein. Sa vraie nature. Le Néant d'au-delà de l'espace et du temps. Le Déclin.

Par tous les dieux… Au moment où j'écris ces lignes, je peux sentir ma main trembler, et pourtant je lutte de toutes mes forces pour rester concentré sur la tâche à venir qui m'incombe… L'Ancien. Il ne peut être détruit. Les Veilleurs avaient construit le dispositif pour se rendre dans son royaume de tourments et le sceller, apportant la lame que j'ai vue — Forgétoile, tel est son nom. Une arme capable de séparer le pouvoir d'agir de la forme, de donner à l'Ancien une sorte de repos éternel… Là, dans sa tanière, entouré des cauchemars de ses jeunes victimes, l'Ancien fut emprisonné. Affamé. Incapable de chasser. Entravé par des chaînes impies.

La forme physique de l'Ancien est peut-être retenue dans la pierre, mais son pouvoir d'agir erre librement. Je l'ai rencontré. Que se passerait-il si quelqu'un d'autre venait à pénétrer dans les contrées du rêve et à rencontrer l'Ombre ? Si Vénarius… ? Ma rencontre avec l'Ancien a dû renouveler, revigorer sa ferveur. Je dois absolument trouver une manière de l'arrêter avant qu'il ne trouve un moyen de se libérer. Ne serait-ce que pour ma fille, à défaut d'être pour moi…
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Beaucoup de temps s'est écoulé depuis ma dernière entrée dans ce carnet, j'en suis conscient. J'ai passé toutes mes heures d'éveil à chercher une manière d'arrêter cet Ancien impie, mais à ce jour aucune ne s'est avérée efficace.

Dans mon étude secrète, j'ai commencé à travailler sur une machine de mon cru. Alors que le Dispositif cartographique des Veilleurs était conçu pour entrer dans la dimension miniature de l'Ancien afin de la sceller, le mien est d'une nature différente, sans en être tout à fait dissemblable.

J'ai travaillé d'arrache-pied jour et nuit pour donner corps à cette invention et la peaufiner. Quand j'aurai terminé, cet Ancien ne sera plus jamais une menace pour notre monde. La créature ne peut être détruite et séparer son esprit de son corps ne l'a pas réduit au silence, mais peut-être… peut-être… est-il possible de la contraindre à l'exil…
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Comment ai-je pu être aussi stupide ? J'ai été si absorbé par ce cauchemar que j'en ai oublié mon devoir d'Archonte ! Mon absence de progrès « supposée » sur le Dispositif cartographique a éveillé les soupçons du Haut templier.

À midi, tandis que j'avais presque achevé mon travail, lui et ses gardes m'ont interrompu avec une rage folle ! En jetant ma machine par terre, il a détruit une grande partie de mes recherches. Il m'a demandé pourquoi je ne me concentrais pas sur la tâche qui m'incombait. C'est ainsi que, mis aux fers, je fus conduit aux geôles de Théopolis pour mon insubordination.

J'écris ces mots grâce à la gentillesse d'un ami de la garde des Templiers qui, connaissant mon faible pour la tenue de journaux, a réussi à me procurer un carnet aussitôt qu'il a été mis au courant de mon arrestation.

Je ne sais pas ce que Vénarius me réserve. J'ai entendu des rumeurs d'humiliation publique et de coups de fouet, mais rien de tout cela n'est certain. Ce qui l'est en revanche, c'est que l'Ancien est en route. En route pour tous nous détruire. Peu importe que l'on soit le Haut templier ou le plus misérable des esclaves karuis, l'Ancien frappera à notre porte, apportant le Déclin avec lui… Je dois trouver un moyen de me libérer de ces chaînes à tout prix. Moi seul peux nous sauver de cette chose blasphématoire qui s'est abattue sur Oriath…
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Ma fille… Ma fille chérie… Par tous les dieux ! Tant de choses se sont produites depuis la dernière fois que j'ai écrit. Tant d'horreurs… Je n'ai pas une seconde à perdre, mais je dois… Il faut que… Il faut que je couche sur papier ce qui s'est passé. C'est la seule manière pour moi de garder la raison. Je crois être en sécurité pour le moment, alors je vais me reposer et réfléchir, dans l'espoir que cela me donnera une idée sur la marche à suivre quant au désastre actuel.

Ce salaud de Vénarius… Enragé par l'absence de progrès concernant son armement occulte, il m'a paradé dans les rues. « Cet homme m'a trahi ! » s'est-il écrié tandis que sa garde arrachait mes robes et me battait à coups de bâtons. Alors que j'étais au seuil de la mort, il m'a pris à partie une nouvelle fois, m'a demandé pourquoi je l'avais déçu. Dans ma… dans ma sottise, je… je lui ai tout raconté.

En agissant de la sorte, j'espérais atteindre son bon côté, son côté noble, et le convaincre de rassembler une armée de Templiers derrière moi. Ensemble, nous aurions pu vaincre l'Ancien une bonne fois pour toutes ! Mais il ne faut jamais espérer atteindre le bon côté d'un homme, car celui-ci n'en possède peut-être tout simplement pas. Vénarius, il… il a saisi Zana ! Il lui a mis un couteau sous la gorge et m'a obligé à tous nous faire passer de l'autre côté, dans les contrées du rêve — afin d'aller rencontrer l'Ancien !

De grâce, vous qui me lisez, qui que vous soyez — ne me jugez pas en mal. Si c'était la vie de votre fille qui était en jeu, auriez-vous agi autrement ? J'ai… j'ai fait ce que l'on m'a demandé. Avec le Dispositif cartographique, nous avons traversé un portail et j'ai à nouveau posé le pied dans cet Atlas des Mondes…
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L'endroit était aussi beau que lors de ma dernière visite. La brise ondulait à travers les prés et le soleil nous réchauffait affectueusement la nuque. Le Haut templier et ses hommes s'extasiaient devant de telles merveilles, tandis que ma fille pleurait de terreur. Je sentis la nausée me serrer la gorge.

Une fois aventurés dans la nature sauvage, il ne nous fallut pas beaucoup de temps pour sentir la présence envahissante de l'Ombre se manifester. L'essence même de l'Ancien se dressa en silence devant nous. Je sentis ses yeux me creuser profondément la peau. Elle me demanda par ses visions de lui faire savoir pourquoi j'étais revenu. Mais avant que j'eus le temps de répondre, Vénarius s'avança vers l'apparition et lui adressa la parole à voix haute :

« Il affirme que tu es le Roi de ces lieux », dit-il, « mon pauvre, pauvre savant prétend que tu es emprisonné, que tu as besoin d'une clé. »

L'Ombre demeura silencieuse tandis qu'il parlait, l'écoutant, brûlant lentement d'un air suffisant.

« Je peux être cette clé qu'il te faut, » déclara le Haut templier.

Pendant un instant encore, l'Ombre ne répondit pas. Une pause pensive, perverse et pesante qui sembla nous écraser de son poids. Puis, enfin, projetant une image dans nos esprits, nous la sentîmes demander à Vénarius :

« Que demandez-vous en échange ? »

Le Haut templier sourit. « Eh bien, la puissance, bien entendu, » répondit-il.
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L'Ombre se mit à crépiter et, se transformant en un brasier flamboyant, se précipita vers les arbres droit devant. Le Haut templier la prit en chasse, tandis que ses hommes nous traînaient à sa suite, ma fille et moi. Je compris vers où nous nous dirigions. La forêt était aussi sombre que dans mes souvenirs et la grotte, toujours aussi terrible. Avant même de nous en rendre compte, nous étions au pied de cette effigie blasphématoire trônant sur son autel païen.

« Retirez l'épée de ma poitrine. »

L'Ancien l'ordonna et l'homme, dans toute sa vanité, s'exécuta sans hésiter. Il saisit l'épée et la tira vers lui. Un grand séisme secoua alors la terre ! C'était comme si le sol lui-même tremblait devant la réunion de l'Ancien avec son corps glacial.

Surgissant de la pierre froide, l'Ancien s'avança vers nous. La lame tomba de la main frémissante de Vénarius et atterrit au sol avec fracas, une lumière blanche au niveau de sa garde vacilla et rapetissa jusqu'à ce qu'elle soit éteinte par les ténèbres profondes d'un néant tentaculaire.

Réalisant quelles seraient les conséquences si je posais le regard sur son visage, je me détournai et couvris les yeux de ma fille, tandis que la pleine mesure de l'Ancien s'abattit sur le Haut templier et ses hommes. J'entendis alors des hurlements et des bafouillis déments ! L'Ancien ne parla pas. Aucune vision n'émanait plus de son esprit. Il était libre ; communiquer avec l'humanité ne lui était plus d'aucune utilité.

Alors que toute la richesse de la vie fuyait les corps se ratatinant du Haut templier et de ses hommes, je me préparai à prendre la fuite avec ma fille. Au moment où l'Ancien, affamé après des millénaires d'emprisonnement, se mit à se nourrir, je m'emparai du Dispositif cartographique que Vénarius avait laissé tomber et, ensemble, nous nous sommes mis à courir…
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Je crains que ce ne soit la fin. Pas seulement la mienne, mais celle de toutes choses. L'Ancien a été libéré. Bientôt, il me dévorera et, ensuite, il s'en prendra à ma fille. Et, lorsqu'il en aura terminé avec nous, il tournera son regard vers le reste du monde.

Les temps redeviendront comme ils étaient jadis, à l'époque où les Veilleurs du Déclin furent créés. Les enfants disparaîtront de leurs lits. Les parents pleureront, les ténèbres descendront et, né de ce carnage, le Déclin arrivera, il trouvera sa forme physique dans notre dimension — car c'est lui, le véritable maître de l'Ancien ! La monstruosité fongique se manifestera et déploiera ses énormes filaments. La moisissure d'avant le commencement de l'espace et du temps recherchera la destruction de tout…

Pendant notre fuite à travers la forêt, je rassemblai toute ma détermination. C'était trop tard pour moi. J'avais une bonne notion des pouvoirs de façonnement. J'étais le seul à avoir une chance de vaincre l'Ancien. Distrait par son festin, celui-ci nous avait en quelque sorte oubliés ; ainsi, revenus sur nos pas, nous nous retrouvâmes devant le portail qui nous ramènerait chez nous. Sans même nous arrêter pour regarder en arrière, je plongeai dans l'ouverture et, ensemble, nous atterrîmes à Oriath.

N'ayant pas une minute à perdre, je pris un outil à proximité et l'enfonçai dans le dispositif infernal qui, dans un bourdonnement, resta planté là, menaçant, dans mon laboratoire. L'Ancien devait être arrêté, et c'est pourquoi… je laissai là ma fille, lui intimant de se cacher dans un placard ou sous une table de travail. Puis, je me tournai vers le portail vacillant et, avant qu'il ne disparaisse, je fis un pas en avant pour pénétrer dans les contrées du rêve une dernière fois.
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Ma très chère Zana,

Où es-tu à présent ? J'espère, comme c'est le cas de bien des pères, que tu es heureuse et bien à l'abri dans l'endroit le plus sûr possible. J'espère que tu es devenue forte et bienveillante, que tu aimes et que l'on t'aime en retour. De savoir que je ne te reverrai plus jamais constitue le plus grand regret de ma vie, mais je dois faire tout ce que je peux pour te protéger des maux de ces ténèbres extérieures.

J'ai échoué contre l'Ancien. Pour être honnête, je n'avais aucune chance. Cette créature est trop puissante, trop versée dans les voies du façonnement. Si, le jour où il m'a arrêté, Vénarius n'avait pas endommagé l'arme que j'avais construite, alors peut-être aurais-je pu ouvrir une sorte de vide sidéral et l'arracher à son enveloppe charnelle et le pousser hors de notre réalité. Mais je ne suis plus en possession d'un tel dispositif, et l'Ancien a sucé mon esprit à tant de reprises que je crains de ne pouvoir me rappeler comment la reconstruire, même si j'essayais.

Ma guerre contre cette créature est loin d'être terminée, cependant. Je n'ai peut-être pas le dessus, mais, tel un animal cerné, je mordrai jusqu'à ce que je disparaisse. J'ai tenté à plusieurs reprises de m'endormir pour me réveiller à Oriath, dans l'espoir qu'une nuit je puisse te serrer dans mes bras une fois de plus. Mais au lieu de rêver à mon atelier, je ne rêve à rien du tout.

Je sais que cette lettre risque de ne jamais te parvenir, mais je l'écris tout de même — ne serait-ce que pour mon propre esprit fragile. Je t'aime, ma très chère fille, et je ne te souhaite que du bien, loin de toute cette… obscurité cosmique. Tu m'as rendu très fier et j'ai considéré chaque jour comme une bénédiction pour avoir eu la chance de t'appeler « ma fille »…

Je dois poursuivre ma route. Je dois continuer à me battre. Peut-être qu'un jour, si les dieux le permettent, nous nous reverrons. Je t'aime de tout mon cœur.

Ton papa, Valdo Caeserius
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